La fin de la modernité juive - Histoire d'un tournant conservateur
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La Découverte
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La modernité juive se déploie entre les Lumières et la Seconde Guerre mondiale, entre les débats qui préparent l'Emancipation et le génocide nazi. Pendant ces deux siècles, l'Europe - notamment les pays de langue allemande - en a été le coeur ; sa richesse intellectuelle, littéraire, scientifique et artistique ne finit pas de nous éblouir. Aujourd'hui, l'axe du monde juif s'est déplacé de l'Europe vers les Etats-Unis et Israël.
L'antisémitisme a cessé de modeler les cultures nationales, en laissant la place à l'islamophobie, la forme dominante du racisme en ce début du XXIe siècle, ou à une nouvelle judéophobie engendrée par le conflit israélo-palestinien. Transformée en " religion civile " de nos démocraties libérales, la mémoire de l'Holocauste fait de l'ancien peuple paria une minorité protégée, héritière d'une histoire à l'aune de laquelle l'Occident démocratique mesure ses vertus morales.
Parallèlement, les traits marquants de la diaspora juive - mobilité, urbanité, textualité, extraterritorialité - se sont étendus au monde globalisé, en normalisant la minorité qui les avait incarnés. C'est Israël, en revanche, qui a réinventé la " question juive ", à contre-courant de l'histoire juive, sous une forme étatique et nationale. La modernité juive a donc épuisé sa trajectoire. Après avoir été le principal foyer de la pensée critique du monde occidental - à l'époque où l'Europe en était le centre -, les juifs se trouvent aujourd'hui, par une sorte de renversement paradoxal, au coeur de ses dispositifs de domination.
Les intellectuels sont rappelés à l'ordre, les subversifs deviennent néoconservateurs. Si la première moitié du XXe siècle a été l'âge de Kafka, Freud, Benjamin et Trotski, la seconde a plutôt été celle de Raymond Aron, Leo Strauss, Isaiah Berlin, Henry Kissinger et Ariel Sharon. Pendant cette période, la pensée critique juive s'est perpétuée comme tradition plutôt que comme produit d'un contexte sociologique et politique poussant les représentants d'une minorité à transgresser les normes et à renverser les catégories dominantes.
Dans son essai, Enzo Traverso analyse cette métamorphose, en étudiant le parcours de certains de ses acteurs (notamment Hannah Arendt). Son bilan ne vise pas à condamner ou absoudre mais à réfléchir sur une expérience achevée, afin d'en sauver le legs, menacé tant par sa canonisation stérile que par sa confiscation conservatrice.